mardi 28 avril 2009

Pour le prix d'une chèvre

Pour le prix d'une chèvre

Hadizatou Mani avait 12 ans lorsqu'elle a été vendue. Grâce à des mouvements de lutte contre l'esclavage, elle a recouvré la liberté. Mais il existe encore, au Niger, des hommes et des femmes au service d'un maître qui a droit de vie et de mort sur eux 

Dans une petite maison de Niamey, la capitale nigérienne, au bout d'une ruelle sablonneuse, Hadizatou Mani fait face à son bienfaiteur, assise en tailleur sur une chaise, un genou relevé. Son regard buté se trouble, elle enserre son visage dans son foulard rose. " Vous me demandez : pourquoi moi ? " Silence. La Nigérienne de 24 ans hésite. " Même si je raconte ma vie d'avant, je ne peux pas l'oublier. " Alors elle préfère souvent se taire, même si, confusément, elle sent qu'elle doit partager son expérience " pour - ses - enfants, pour les autres femmes ". 

Son regard déterminé traduit mieux que les mots la force qui a permis à cette jeune analphabète de gagner sa liberté devant un tribunal international. La justice l'a définitivement arrachée à sa condition d'esclave, le 27 octobre 2008, et exposée à une soudaine célébrité. De toute sa vie, Hadizatou n'était guère sortie de son village de Dogaroua, dans la région de Tahoua, contrée désertique au centre du Niger. Mais,le 8 mars, elle posait entre la secrétaire d'Etat, Hillary Clinton, et Michelle Obama dans un salon de Washington, où elle recevait le Prix des femmes de courage

Une récompense pour son combat victorieux - et celui d'organisations de défense des droits de l'homme - contre l'Etat du Niger. Le 27 octobre 2008, la Haute Cour de justice de la Cédéao (Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest) a en effet condamné le Niger pour son incapacité à aider la jeune femme à sortir de sa condition d'esclave, bannie par la loi si ce n'est par la pratique. 

J'ai été vendue comme une chèvre ! Pour 500 dollars ! J'avais 12 ans ", nous raconte-t-elle. Son demi-frère, Koradi, se souvient de ce jour comme d'hier. " La mère d'Hadizatou, esclave elle aussi, s'était enfuie de chez son maître. Longtemps plus tard, il a retrouvé sa trace. Alors il est venu la chercher. Ma mère s'était mariée et mon père s'est opposé à ce qu'il l'emmène. En échange, ils ont pris deux de mes demi-soeurs ", se rappelle Koradi. 

Hadizatou est arrachée à sa famille puis revendue, " comme une chèvre " donc, à un guérisseur-charlatan, El-Hadj Souleimane Naroua, un quinquagénaire membre de l'ethnie Haoussa majoritaire au Niger. 

Son cauchemar durera douze ans, ponctués de " 100 fugues ", dit-elle, payées par autant de raclées. " Durant toute cette période, raconte Koradi, je ne l'ai revue qu'une fois, le jour où elle est arrivée chez nous, à moitié nue. Son maître l'avait battue avec une cravache. Je l'ai ramenée chez lui en priant sa clémence. "Hadizatou est petite. Si tu es gentil avec elle, tu auras ce que tu veux d'elle", lui ai-je dit. Souleimane nous faisait peur. " 

Douze ans à piler le sorgho, de corvées d'eau et de bois. Douze ans d'abus sexuels d'où naîtront quatre enfants, dont deux survivront. Douze ans au cours desquels Hadizatou est devenue une wahiya, une cinquième femme. " Le Coran autorise la polygamiemais pas plus de quatre femmes officielles. Alors, pour prouver leur richesse, pour une question de prestige, certains hommes achètent des jeunes filles pour en faire leur wahiya. Il existe un véritable commerce au Niger, où une jeune fille se négocie 500 000 francs CFA - 750 euros - , le double si elle est destinée au Nigeria ", dénonce Moustapha Kadi, auteur d'un ouvrage sur l'esclavage au Niger, Un tabou brisé (L'Harmattan, 2005). 

Des wahiya, le maître d'Hadizatou en avait neuf. " Nous vivions toutes près de ses champs ", raconte Hadizatou. Et Souleimane Naroua était fier de son harem traité comme du bétail. Tout comme il se vantait de ses relations au plus haut niveau avec des juges et des politiciens de Niamey

Le vent tourne en 2003. Sous la pression internationale, le Niger se dote alors d'une loi criminalisant l'esclavage et autorisant les associations à se porter partie civile.L'ONG nigérienne Timidria attendait cela depuis sa création, en 1991. Elle organise alors des tournées foraines pour expliquer la nouvelle législation et tombe sur Souleimane Naroua. Elle le contraint à signer un " certificat d'affranchissement " pour Hadizatou et une autre de ses wahiya. Mais l'homme se garde de signifier aux deux femmes l'existence de ce formulaire estampillé " République du Niger ". L'association s'en chargera plusieurs mois plus tard, étonnée de voir qu'Hadizatou n'a pas repris sa liberté. " Dès qu'ils me l'ont dit, je me suis enfuie chez ma mère ", raconte-t-elle. Sa compagne d'infortune ne suit pas. " Elle avait trop peur ", ajoute la jeune femme. 

De fait, Hadizatou n'est pas encore arrivée au bout de ses peines. Une longue bataille judiciaire s'engage, durant laquelle son sort balance. Les lois coutumières défont ce que le code pénal lui accorde. Un premier tribunal confirme la liberté recouvrée d'Hadizatou, un second jugement l'envoie pendant deux mois derrière les barreaux. L'ancien maître se prétendant le mari d'Hadizatou, celle-ci fut condamnée pour bigamie - aussitôt affranchie, elle avait épousé l'élu de son coeur. 

" Le juge est aussi le fils du chef du village chez qui règne la loi coutumière ", souligne Ilguilas Weila, le président de l'association Timidria. " Désobéir au chef, c'est désobéir à son pouvoir spirituel, donc à Dieu ", ajoute Moustapha Kadi, grand animateur de la société civile nigérienne et président d'une ONG de lutte contre l'esclavagisme. " Nous vivons dans une république hybride, propre au Niger, où la chefferie traditionnelle bénéficie d'un statut institutionnalisé. Ce n'est pas du folklore, c'est intégré à l'administration. Or ces chefferies sont un terreau pour l'esclavage ", dénonce Mahaman Tijani Alou, directeur scientifique du Laboratoire d'études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (Lasdel). 

Le sort d'Hadizatou, fille d'esclave, esclave elle-même, semblait scellé. Malgré l'acharnement de Timidria, malgré la rébellion permanente de la jeune femme. Jusqu'à ce que la plus ancienne organisation des droits de l'homme au monde, Anti-Slavery International, entre dans le jeu. " Ils ont déployé des moyens dont nous ne disposons pas pour porter cette affaire devant la Haute Cour de la Cédéao ", explique Moustapha Kadi. " Un avocat anglais et un autre, sénégalais, payés par l'organisation internationale Interights, plus un autre juriste anglais, un stagiaire et un avocat nigérien ont travaillé sur l'affaire, raconte Ilguilas Weila, de Timidria. Les juges de la Cédéao n'étaient pas nigériens, et la Cour de la Cédéao s'était délocalisée à Niamey pour ne pas avoir à faire venir les témoins à Abuja - Nigeria - , où elle siège habituellement. " 

Autant de conditions exceptionnelles qui ont fait le bonheur d'Hadizatou mais rendent difficiles une reproduction de son cas. " Les dossiers s'empilent, mais nous n'avons pas gagné un seul procès depuis. Les affaires sont enterrées, soit par les juges, soit par la police ", confirme Ilguilas Weila. Le Niger ne fait pas de cette cause une priorité. Le mauvais exemple vient d'en haut, où l'on préfère le déni au risque de ternir l'image du pays. Lors d'un voyage aux Etats-Unis, le président Mamadou Tandja a répété le message qu'il délivre en interne : " L'esclavage n'existe plus au Niger. " 

En septembre, la Commission nationale des droits de l'homme et des libertés fondamentales abondait dans le sens du président : " Etant entendu qu'aux termes des conclusions de - notre - enquête les formes et pratiques esclavagistes n'existent pas telles que définies par les conventions internationales, le gouvernement devra tout mettre en oeuvre pour préserver cet acquis fondamental. " 

Interrogé sur le cas d'Hadizatou Mani, le président de la commission, Mamoudou Djibo, nommé par le chef de l'Etat, avance " l'héritage de la tradition " pour trouver des circonstances atténuantes au système des wahiya. Quant au porte-parole du gouvernement, il s'en sort par une pirouette. " La décision de la Cédéao prouve que le Niger est un Etat de droit où les administrés ont recours aux instances supranationales ", explique Mohamed Ben Omar, avant d'accuser les ONG de grossir les chiffres sur l'esclavage pour " faire vivre leur fonds de commerce et toucher de l'argent de l'étranger ". 

L'évaluation du nombre d'esclaves alimente la polémique. Certaines estimations font état de 800 000 esclaves, sur une population nigérienne de 14,7 millions d'habitants. " Cela inclut les descendants d'esclaves ", explique Mahaman Tijani Alou. Ce qui, selon Ilguilas Weila, n'est pas sans logique : " Tous ces malheureux traînent les stigmates de leurs aïeux. Ils sont discriminés, vivent à la marge dans des villages oubliés. " 

Anti-Slavery International avance le chiffre de 43 000 esclaves, et Moustapha Kadi celui de 8 000. Mais tous s'accordent sur un point : la condition des " cinquièmes femmes " est inacceptable, mais elle n'est pas la pire (leurs enfants, notamment, héritent de leur maître) ; il existe un esclavage plus dur encore, où des hommes et des femmes passent leur vie au service d'un maître qui a droit de vie et de mort sur eux. " Combien sont-ils ? Le chiffre n'a pas d'importance. S'il n'y en a qu'un, c'est déjà un de trop ", tranche Mahaman Tijani Alou. 

Hadizatou attend maintenant que l'Etat lui verse 10 millions de francs CFA (environ 15 000 euros) de dommages et intérêts. Avec, elle construira une maison, achètera des terres et des animaux. " Et surtout, ajoute-t-elle, je récupérerai mes enfants. " Les juges ne lui en ont pas confié la garde " faute de moyens de subsistance ". " Bientôt, j'aurai de l'argent, je les récupérerai, et ils iront à l'école. " 

Christophe Châtelot Niamey, 
envoyé spécial 
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